Commençons par un avertissement : ceux (comme Delphine) qui n’avaient pas osé se lancer dans Zone n’ont rien à redouter ! Seulement 150 pages, et il ne manque pas un bouton de guêtre question ponctuation!
Et ceux (comme Stéphane – lire ICI) qui avaient aimé ne devraient pas être déçus de retrouver tout autre chose…au delà même de l’imaginable!
Dans ce livre, Mathias Enard nous parle de batailles : celles que mène Michel-Ange pour créer, face à la matière, à l’adversité et aux contingences de la vie, face aux tentations qui pourraient l’en détourner, et face à ces puissants qui sont ses commanditaires. Donc il nous parle aussi de rois : le pape Jules II, brutal et mauvais payeur, que quitte Michel-Ange pour le Grand Turc, qui l’invite à Constantinople construire un pont sur le Bosphore. Et il y aura même un (magnifique) éléphant, rencontré et dessiné par Michel-Ange.
Mathias Enard tient donc la promesse de son titre, tiré d’une phrase fort énigmatique de Kipling et dont on se demande bien, au départ, ce qu’elle fait là. En fin de compte tout y est.
Reprenons. Nous sommes en 1506, Michel-Ange doit réaliser un tombeau pour le pape. Par manque de fonds, il stoppe son projet et en accepte un autre, insolite. Le sultan de Constantinople l’invite dans son royaume afin de construire un pont au-dessus de la corne d’or. Quel défi alléchant ! Là où Léonard de Vinci a échoué, il réussira. Des traces de cet épisode existent, de nombreux autres détails et épisodes de cette aventure sont documentés. Le reste, Mathias Enard l’imagine et nous le fait vivre à travers de très courts chapitres où l’on vit Michel-Ange au travail, notant, dessinant, imaginant. Mais surtout s’imprégnant, vivant cette ville pour être capable de lui imaginer un chef d’oeuvre: « Un pont surgit de la nuit, pétri de la matière de la ville. »
Nous vivons un processus de création à travers les promenades, les dérives, les désirs, la comptabilité minutieuse des marchandises, des épices, la fréquentation des rues, l’envoûtement des danses et la subtilité des poèmes.
Cependant, ne cherchez pas, ce pont n’existe pas et c’est bien là le thème du livre : comment il aurait pu être et pourquoi il n’a pas été. Alors que tout le reste, vécu par Michel-Ange à Constantinople, a forcément existé. Car c’est grâce à cet épisode turc (entre autres) que Michel-Ange, qui n’a alors pas trente ans, va pouvoir encore un demi-siècle continuer à affronter batailles, rois et éléphants en tous genres.
Ce court récit est très limpide, d’une écriture simple et poétique. La poésie joue d’ailleurs un rôle à travers la figure énigmatique d’un poète khosovar passionnément épris de la splendeur de Michel-Ange, par ailleurs décrit par Mathias Enard comme fort peu attirant physiquement. Si on compare cette vie imaginaire à celles brossées par Jean Echenoz dans ses trois derniers romans, on est est frappé par la différence : le regard d’Echenoz est tout en acuité, en justesse du trait, mais aussi plein de distance, parfois d’ironie mordante. Enard, lui, nous brosse un portrait tout en rondeur, englobant tout une ville, tout un environnement humain dans sa description du personnage. Toute une vie, même si elle n’est encore qu’en devenir dans ces moments où il erre « en compagnie des tristes et des coeurs brisés ».