« Leah, aidée par Jasper et Albert, avait déverrouillé la porte et se battait pour l’ouvrir (cette porte-là, située dans l’ancien hall d’entrée au centre même du manoir, n’était jamais utilisée : faite de deux panneaux de solide chêne, et recouverte d’un blindage pour la rendre inflammable, elle devait peser près de cinquante kilos : et bien sûr les gonds et les loquets étaient complètement rouillés) ; et tout d’un coup elle fut ouverte, rabattue furieusement contre le mur par le vent ; et la pluie explosa à l’intérieur ; et là, dans l’immense encadrement voûté de la porte… là, se ruant avec désespoir et ignominie dans la pièce, fonçant sur les pieds de Leah, se trouvait une créature squelettique pas plus grosse qu’un rat, au poil sombre trempé, aux côtes saillantes, aux moustaches gris argent cassées, à la queue pendante, inerte, mince comme un lacet. Quelle bête affreuse ! Trempée de pluie, répugnante de saleté, affamée, quelle bête affreuse et méprisable !
[...]
Le matin, quand Edna vint dans la cuisine, elle jeta un regard à l’animal près du feu – un seul regard, puis elle poussa de grands cris et courut trouver sa maîtresse. Ce n’était plus la misérable bête affamée à l’apparence de rat de la veille qui dormait sur le foyer de la cheminée, mais un chat d’une beauté extraordinaire : un énorme chat aux longs poils avec une fourrure rose cuivré, soyeuse et bouffante, une queue élégante, tout en plumes, de longues moustaches argentées bien droites, frémissantes de vie. « Mahalaleel », dit Leah, le baptisant sur-le-champ, s’appropriant un son qu’elle n’avait jamais entendu auparavant – mais d’une certaine façon il convenait parfaitement – comme si un diablotin le lui avait soufflé à l’oreille. (Par la suite elle apprit que « Mahalaleel » venait de la Bible, et elle se demanda vaguement si ce nom était bien choisi : car Leah faisait partie des Bellefleur qui se vantaient de leur mépris pour la Bible).
[...]
A partir de ce jour Mahalaleel, ce mystérieux animal, vécut avec les Bellefleur ; il put aller et venir dans tout le château et fut tenu dans une admiration respectueuse par tout le monde – c’est-à-dire, tout le monde sauf Gidéon. Il ne pouvait s’empêcher de temps en temps de se dire qu’il eût mieux fait de briser le cou de l’animal cette nuit d’orage. Car il sembla (pourquoi ? Personne ne le savait) que tout avait commencé cette nuit-là. Et dès lors il fut impossible de revenir en arrière. »
Je ne résiste pas à mettre en exergue ces quelques phrases ouvrant la très dense et riche histoire que Joyce Carol Oates se propose de nous conter dans ce livre.
En effet ces passages-là, quoique tronqués et ne rendant que médiocrement compte de la virtuosité du premier chapitre, sont emblématiques de l’univers fantasmagorique dans lequel vous allez ponger si, comme je vous le conseille chaleureusement, vous lisez cette saga familiale étrange et saisissante.
Alors vous allez infiniment apprécier le style de cette auteure américaine au faîte de son éloquence : ample, lyrique, foisonnant, élégant, baroque, avec une verve littéraire imaginaire tout à fait remarquable, un art de la description des paysages sensationnel (au sens étymologique du terme), une habileté saisissante à insuffler une présence et une épaisseur incroyable à ses personnages.
A la fin du premier chapitre, ouverture en fanfare sur un monde englouti, le lecteur a déjà côtoyé Poe et sa maison Usher, Lewis Carroll et le chat du Cheshire et il ne peut s’empêcher de penser à « Jalna » de Mazo de la Roche.
Mais les Bellefleur sont bien moins fréquentables que les Whiteoaks et souffrent en outre d’une malédiction indicible. Héritée sur six générations et se tendant dramatiquement jusqu’à la tragédie finale et grandiose, elle est superstitieusement incarnée par ce chat aristocratique et dédaigneux. Elle n’est toutefois qu’un prétexte pour raconter près de deux décennies familiales truffées de drames personnels ou collectifs parfois infâmes, de personnages charismatiques, d’évènements sanglants, de disparitions mystérieuses, de personnalités détraquées et d’excentricités burlesques ou démentes.
Il vous reste alors plus de sept cents pages pour apprendre à connaître les secrets et tourments des Bellefleur, ballotté d’une époque à l’autre, rassemblant patiemment les pièces d’un puzzle qui vous permettra au final d’avoir un tableau complet et fulgurant de cette dynastie. Oates, telle le petit Poucet, vous glisse des cailloux blancs tout au long du récit pour que vous puissiez retrouver le fil du feuilleton éclaté dans cette luxuriance d’anecdotes, de rumeurs, de fables, de légendes, de mythes.
Restez concentrés, reportez-vous souvent à l’arbre généalogique indispensable, soufflez de temps en temps (les lectures en apnée ne sont pas recommandées) et laissez-vous emporter par la plume romanesque d’une magicienne des mots.
« Bien que j’en sois venue à considérer Bellefleur comme mon « roman vampire » - car il m’a vidée de mon énergie d’une manière qui échappait à ma volonté -, après l’avoir achevé j’ai traversé une période de nostalgie aiguë, et aujourd’hui il m’arrive encore d’être gagnée par la mélancolie quand je me remémore le monde de Bellefleur, le paysage, le château, les personnages troublants et parfois troublés que j’ai fini par connaître si intimement. » disait J. C. Oates à propos de ce roman gothique. C’est aussi l’impression que je ressens après cette lecture effrénée et captivante. Oates, ou l’art de vous planter dans le cœur des univers et des personnages magnifiques…