Ce récit foutraque et loufoque s’ouvre sur l’exposition universelle de Chicago en 1893 et se ferme 1200 pages plus loin dans les années suivant la Première Guerre mondiale.
Nos guides au travers de cette foisonnante aventure fantastique par delà les mers et le temps sont de joyeux aéronautes, les Casse-Cou, dont la mission principale leur est aussi mystérieuse qu’essentielle. Intermittents du spectacle qui se déroule sous nos yeux, ils nous servent de fil rouge dans ce maelström de personnages improbables aux noms le plus souvent croustillants et burlesques, dans ce patchwork bigarré d’intrigues mêlant l’espionnage et la vendetta, le western et l’illusionnisme, la science et la fiction, la spéculation et les mathématiques, Victor Hugo et Jules Verne, Émile Zola et Eugène Sue.
Nous rencontrons des savants fous, des magiciens doués, des vaisseaux sous-sableux, un perroquet grivois, Franz Ferdinand, un chien qui lit du Henry James, des revenants du futur illuminés qui osent prédire «la famine mondiale, des réserves d’énergie épuisée, la pauvreté définitive, la fin de l’expérience capitaliste»…
Nous changeons maintes fois de décor et voyageons de saloons enfumés en bouges urbains, de désert en île inconnue, de cirques en casinos, d’usine de mayonnaise en laboratoires de machines à remonter le temps poussives et défaillantes, de la Sibérie à Paris, de Londres à Göttingen…
Et nous suivons cahin-caha le destin de la famille Traverse, dont l’épopée débute au Colorado, dans des mines exploitées par de richissimes propriétaires. Les ouvriers aussi, sont exploités, et Web, le père Traverse, est un Robin des Bois du syndicalisme, qui n’hésite pas à jouer de la dynamite pour tenter de fissurer le capitalisme dévorant. Il devient si gênant qu’il est éliminé par des tueurs à gages pour le compte d’un grand magnat.
Ses deux fils aînés décident alors de venger leur père et de poursuivre les coupables au Mexique et en Europe. Le fils cadet est lui dans une posture plus délicate, puisqu’il a accepté une opportunité professionnelle en or offerte par le commanditaire de l’assassinat de son père. Scientifique dans l’âme, il est face à un choix cruel. Quant à la fille Traverse, elle ne trouve rien de mieux qu’ajouter le déshonneur aux malheurs de sa famille en épousant l’un des mauvais garçons au colt facile qui a tué son père.
Mais Contre-jour c’est aussi la face et le revers, le tournant, la frontière, la charnière, entre deux siècles, entre l’ancien et le nouveau monde, entre ciel et terre, entre le réel et l’imaginaire, l’alchimie et la chimie, le bien et le mal, le vrai et le faux. C’est l’histoire de l’électricité qui gagne les villes américaines une à une, du chemin de fer qui sillonne peu à peu les Etats-Unis, d’un monde de cow-boys terriens qui cède la place à une industrialisation galopante écologiquement ruineuse, de clivages sociaux qui s’alourdissent, d’argent et de corruption, d’avancées scientifiques dans le domaine de la lumière par exemple, alors que l’Europe bascule dans de sombres troubles politiques qui aboutiront au plus vaste charnier jusque là commis par l’homme.
« Allez au diable toi et les tiens. Vous n’avez aucune idée de l’endroit où vous mettez les pieds. Ce monde que vous prenez pour « le » monde va mourir, et descendre en Enfer, et toute l’Histoire après ça appartiendra en propre à l’histoire de l’Enfer. »
Le lecteur est donc trimbalé sans ménagements d’un personnage à un autre, d’une histoire à une autre, d’un lieu à un autre, d’une digression scientifique à une autre, ce qui finit par le dérouter et lui faire tourner la tête.
« Tu ne trouves pas étrange que le N-ième nombre premier pour un très grand N puisse être exprimé sous la forme d’une mesure du chaos dans un système physique ? »
Malgré le fond tragique et sombre de l’histoire, le ton relève d’un humour décalé de bande dessinée assez festif, l’écriture est très cinématographique et le verbe enlevé et plaisant.
« Que savez vous exactement de la mayonnaise ? demanda-t-elle. Il haussa les épaules. Guère plus je crois que le couplet qui commence par « Aux armes, citoyens »- »
Contre-jour est une fanfare assourdissante dont on ne peut s’empêcher de siffler la mélodie.