Anna ou l’impossibilité de réintégrer le monde. C’est là-dessus que commence Dans les yeux des autres de Geneviève Brisac. Un exemple tout de suite avec cette répartie cinglante face à un écrivain à succès :
…je m’écoute, je me dicte, ma phrase ondule, ma musique si particulière jaillit.
C’est un peu comme si vous vomissiez, dit Anna.
Alexandre est pris d’un tic à l’œil. Il s’éloigne sans la saluer.
Il ne reste plus à Anna qu’à quitter cette soirée et retourner se terrer chez sa sœur Molly, qui l’héberge à grand-peine, tant elle se révèle cette « épine dans les yeux des autres » (épigraphe de Rose Ausländer qui donne son titre au roman).
On comprend pourtant vite qu’Anna est encore plus blessée que blessante, et que c’est à elle-même qu’elle réserve l’essentiel de de son manque de savoir vivre. En quelque sorte, sa vie entière est cette blessure qu’elle aura essayé de recoudre par l’écriture. Comme on le sait, cela marche rarement. Dans le meilleur des cas, il reste des romans.
C’est pourquoi l’histoire d’Anna nous la découvrirons à travers trois carnets : un rouge, un bleu, un noir. La politique, les autres, la mère.
Mais la narratrice ne cède pas à la facilité (souvent lassante chez d’autres) du collage de textes anciens. Nous découvrons ces bribes de passé entrelacées à travers Anna relisant, voire réécrivant, ces carnets.
Le lecteur comprend vite que, dans ce roman, tout le monde connaît l’histoire de ces quatre jeunes gens engagés dans la lutte révolutionnaire, à la fin des années soixante-dix. Les deux sœurs (Anna et Molly) plus leur mère (Mélini); les amants, Boris (revenu auprès de Molly trente ans après) et Marek Meursault (mort en prison au Mexique et devenu une légende).
Anna, personne ne l’a jamais choisie : ni sa mère, ni son amant ; Marek Meursault demeure pour elle un étranger. Et il le demeurera très largement pour nous, lecteurs.
Geneviève Brisac a mis beaucoup de choses dans ce roman, et finalement l’évocation de ces années gauchistes, fondatrices pour elle comme pour ses personnages, tient une place limitée. Pas leur importance, mais leur description. Pour ceux qui connaissent, le ton est très juste, et cette retenue fort bienvenue. Les rapports hiérarchiques librement acceptés, le local de la rue du Grand-Prieuré, cet enthousiasme absolu mais fonctionnarisé par souci d’efficacité… Tout cela, et plein de petites touches, donne une image très juste du fonctionnement d’une organisation d’extrême gauche de ces années-là. Mais on nous épargne les anecdotes, les détails censés « faire comprendre », mais qui en réalité embrouillent souvent.
Ceux qui n’ont pas vécu, eh bien ils étudieront de près si ils veulent, ou sinon ils garderont une image imprécise, comme de beaucoup de choses dans l’histoire et dans la vie. Par contre, concernant ses personnages, Geneviève Brisac complète le tableau en détail. Progressivement, le lecteur se les approprie dans leur singularité et leurs rapports croisés. Et croît en lui la sensation d’entrer dans un monde un peu effrayant dans sa dureté, mais d’une richesse à peine évoquée et qui laisse pourtant en nous une trace tenace (comme l’évocation de John Berger ou d’Isaac Babel au détour d’une page).
Reprenons : c’est l’histoire de deux sœurs et de leur mère. Celle des autres, de leurs yeux. Sans oublier les nôtres.
Geneviève BRISAC, Dans les yeux des autres, éd. de l’Olivier, 2014, 306 p., 18,50 €.
Stéphane Bernard
1er juillet 2014