Arnošt Lustig est un écrivain tchèque né en 1926.
En 1942, il est interné quelques jours avant ses seize ans dans le ghetto de Terezin, transféré ensuite à Auschwitz puis à Buchenwald. Juste avant l’arrivée des Russes, il est entraîné vers Dachau dans une de ces funestes marches de la mort dont il parviendra à s’évader pour rejoindre Prague clandestinement.
A l’instar d’Edgar Hilsenrath, il fera de son expérience de la Shoah le fil conducteur de ses œuvres. Ses récits mettent en scène l’histoire de femmes sous forme de confessions intimes de l’horreur qu’elles ont subie.
Toutes mes héroïnes me sont proches, car elles ont essayé de vivre une vie bonne et accomplie, mais peu d’entre elles l’ont réussie, parce qu’ainsi va le train du monde.
Dans le sillon de Yehiel De-Nur et de sa Maison de poupées 1 écrite en 1956, Arnošt Lustig aborde dans son roman écrit en 2000 le thème de la prostitution forcée, organisée par l’état nazi sur le front militaire.
Elle avait des yeux verts est l’histoire d’Hanka, jeune Tchèque de quinze ans d’origine juive, lucide et déterminée, dont la capacité de résilience est admirable. Elle ne doit sa survie qu’à une décision fortuite qu’elle prend dans la terreur et l’urgence, lors d’un moment inespéré d’arbitrage où le choix de l’infamie et de son fardeau imprescriptible lui permet d’échapper à l’atrocité d’une extermination inexorable.
Elle avait des yeux verts est l’histoire de son infamie et de son fardeau.
Hanka est d’abord déportée à Auschwitz où elle est rapidement séparée de sa famille. Son père se suicide sur les barbelés électrifiés du camp, son frère prend le chemin des crématoires, sa mère n’échappe pas à un mitraillage sauvage. Elle est ensuite réquisitionnée pour travailler à l’infirmerie du camp au prix de sa stérilisation forcée.
Plutôt jolie, elle se retrouve presque par hasard dans les rangs de la sélection pour intégrer le « Feldbordell » du 232 Est, ancien « Lebensborn » reconverti selon les besoins immédiats du Reich en bordel de campagne, où se succèdent entre deux expéditions punitives et offensives désespérées les soldats et officiers opérant sur le front Est.
Au milieu des jeunes filles pressenties pour devenir des « Feldhure » au service de l’Allemagne nazie, elle réalise confusément que le statut de putain est plus « enviable » que celui d’internée d’Auschwitz. Elle décide alors de se faire passer pour une Aryenne lors de l’interrogatoire de sélection.
Revêtir maintenant le point épineux de la race d’un mensonge seyant. La suite, il serait toujours temps d’y penser.
Ayant convaincu le recruteur de son aptitude à la prostitution, elle est envoyée au 232 Est pour y être violée et asservie.
Douze, quinze hommes par jour, six jours sur sept, parfois le dimanche… Des hommes de guerre, habitués au sang, endoctrinés à mort, pétris de haine et de frustrations. De simples soldats, mutilés, sales, pervers, désespérés ou des officiers, dangereux, arrogants, parfois paternalistes mais toujours dans leur bon droit.
A l’extérieur, il fait moins vingt-cinq degrés, les loups rôdent dans la forêt, les rats guettent dans les latrines, les soldats arrivent en camion, toujours plus nombreux… Les dortoirs ne sont pas souvent chauffés, les coups pleuvent, les repas sont rationnés. La mère maquerelle n’est pas une tendre, mais elle est aussi au service des Allemands et vit comme toutes les autres filles dans la terreur de déplaire, de décevoir, de contrarier… Le mur des exécutions n’a pas le temps de sécher.
Les filles ont droit au bain et la capote est de rigueur (hygiène oblige pour ne pas souiller les bénéficiaires du service). Elles peuvent se parfumer et revêtir des toilettes parfois élégantes mais jamais adaptées à la rigueur du climat. Il faut qu’elle soit présentable, désirable. La viande à l’étal doit être ragoûtante. Elles reçoivent parfois des cadeaux.
Mais elles ont mal à l’aine, n’arrivent plus à s’asseoir, ont des coliques incessantes, dorment peu et mal, font du rab quand l’une d’entre elles est « éliminée ». La douleur devient un châtiment. Elles tentent d’être solidaires mais c’est un luxe qu’elles n’arrivent pas souvent à s’offrir.
Ce que j’essaie de sauver de l’oubli, c’est la mince bande de clair-obscur, impénétrable, qui sépare la nuit de l’aurore. Une lumière où rien ne fait d’ombre. Ce que j’écris, ce sont des à-peu-près.
Peut-être était-ce ainsi, le présent de Hanka Kaudersova, dite Fine, dans lequel elle voulait enterrer le passé.
Le paroxysme dramatique du livre est atteint dans une longue scène où Arnošt Lustig décrit « la rencontre » entre Hanka, la pute, la juive, la moins-que-rien et un jeune officier zélé d’un « Einsatzkommando » (unité mobile d’extermination).
Il est odieux, il la tient à sa merci, sur un souffle, un mot, un geste. Confrontation ente la cruauté sans bornes de l’un, la peur extrême de l’autre… Le jeu du chat et de la souris, avec une tension insoutenable, entre fascination et répulsion. Violent contraste entre la toute-puissance de l’un et la misère de l’autre. Dans ce huis clos étouffant, l’évocation de la poésie dans un contexte d’horreur pure finit d’enfoncer le clou du cynisme le plus dégoûtant. Psychologiquement éprouvant…
La honte, la culpabilité, l’humiliation, la peur, le froid, la faim sont le lot quotidien… mais c’est toujours moins pire qu’Auschwitz, moins pire que la mort, ou bien ?
Hanka séjournera vingt-et-un jours dans le bordel du 232 Est, avant d’être « évacuée », contrainte elle aussi à la marche de la mort, rescapée elle aussi grâce à sa fuite inespérée.
Vingt-et-un jours qui feront d’elle une femme à jamais différente de celle qu’elle aurait dû devenir. Vingt-et-un jours abjects qui marqueront à jamais sa vie d’un fardeau incommensurable et son existence de questions redoutables.
Est-elle une victime, une héroïne ? Le choix de la survie mérite-t-il le sacrifice de sa conscience ? Comment regarder le monde après guerre avec sur le ventre le tatouage de son asservissement ? La survie n’est-elle que le fruit du hasard ; la mort, une volonté divine ? Avoir été la pute des Allemands n’est-ce pas comparable à la collaboration passive de millions d’individus lâches et sans convictions ? La résilience oblige-t-elle à l’égoïsme le plus forcené ? Se redresse-t-on un jour de l’état de bestialité dans lequel on a été plongé ? Peut-on redevenir libre après une telle captivité ? Peut-on réécrire son histoire afin de pouvoir s’ouvrir aux autres et se tourner vers l’avenir ?
Il n’y aura jamais assez de témoignages. Il n’y aura jamais assez de récits. Quelques auteurs ayant vécu directement l’Holocauste sont encore en vie. Ils ont mis leur talent au service de la mémoire. Il est un domaine de l’humain qu’ils ont approché plus près que nul autre. Leurs livres sont indispensables. Elle avait des yeux verts est indispensable.
1/ Traduit en français par Maison de filles et publié par Gallimard en 1958 sous le pseudonyme de Ka-Tzetnik.