Ce livre est avant tout un grand roman qui s’empare de tout un pan de l’histoire française. La coïncidence de parution avec le livre de Franzen est tout à fait intéressante à noter : l’un comme l’autre prennent à bras le corps sans complaisance l’histoire récente de leur pays.
Mais, alors que Franzen le fait à travers le prisme de la liberté, Alexis Jenni analyse la continuité historique (paradoxale, voire scandaleuse, à priori) qui mène des combats de la Résistance aux deux grandes guerres coloniales françaises, l’Indochine et l’Algérie. Et au-delà, et plus scandaleux encore, la continuité avec les déchirements de la France actuelle autour des banlieues, de leurs révoltes, de la façon particulière dont s’y appliquent la relégation et le maintien de l’ordre.
D’un bout à l’autre de cette chaîne : l’art français de la guerre. Et, pour Jenni, le constat que les mêmes causes, les mêmes analyses et les mêmes moyens employés produiront les mêmes effets.
Un dispositif romanesque aussi ingénieux que novateur
Pas dans l’écriture elle-même, qui reste très classique, mais dans sa manière de relire le passé guerrier colonial en l’entrelaçant avec le présent postcolonial de notre société. On trouve dans le livre une alternance de 7 chapitres « commentaires » et de 6 chapitres « roman ». Et pour les deux un même narrateur avec deux voix distinctes.
Le recit du présent s’appelle « commentaires » (et le narrateur ne manque pas d’en faire), mais l’essentiel de son propos passe par la trame romanesque. C’est l’histoire de la dégringolade et de la renaissance du narrateur, de sa rencontre avec le vieux Victorien Salagnon, qui lui raconte ses guerres, lui apprend à peindre, et lui fait rencontrer son vieux copain baroudeur « de là-bas », entouré de ses jeunes admirateurs fachos. Entre autres péripéties lyonnaises. Ici le narrateur parle de lui-même, et à la première personne.
Le récit de la Résistance et des guerres coloniales de Salagnon est sans doute la plus passionnante par sa dimension épique, même si on n’est pas un fanatique des récits de guerre. La partie sur la Résistance m’a paru remarquable et novatrice dans sa simplicité même. La partie sur la bataille d’Alger et ses sinistres tortionnaires de la villa Susini entre en résonnance avec d’autres évocations historiques ou romanesque (par exemple le passionnant roman de Jérôme Ferrari : Là où j’ai laissé mon âme). Et c’est toujours le même narrateur, mais à la troisième personne cette fois, qui porte la parole du vieux guerrier.
Et ce n’est pas indifférent que le lecteur sache qui est ce narrateur, que l’on le découvre parallèlement dans les chapitres « commentaires ».
Ce roman est aussi celui de l’identité, de la ressemblance et de la différence. Qu’est-ce qui fait que l’on se sente ceci ou cela, qu’on puisse difficilement échapper à la place qui vous est assignée. Par exemple ce qui fait qu’on est « nous » ou « eux ». Et que dans cette dialectique du « on » et du « eux », on sache très bien de qui on parle (les autres, les étrangers, les jeunes, les basanés ou les blancs,etc.). La scène de la pharmacie ou celle du marchand de journaux sont tout à fait emblématiques dans ce domaine!
Enfin, comment ne pas évoquer la peinture, chinoise en particulier, perpétuel hjorizon de ce roman. Car Salagnon est aussi peintre et accompagne tout son parcours de guerre de dessins continuels. Il va rencontrer un maître chinois, trouver sa voie et pratiquer un temps avec le même engagement l’art français de la guerre et l’art chinois de la peinture.Et se consacrer finalement à l’encre de Chine.
Avec cette ultime réflexion sur une forme d’identité entre la peinture et la guerre : la peinture n’a pas besoin de sujets, ils sont là de tout temps, seule compte l’energie du pinceau, du geste. Et s’il en était de même avec la guerre ? Pas besoin de chercher des ennemis, il y en a toujours, pour peu que préexiste l’énergie du fusil. Et des chars qui paradent sur les Champs Elysées.