Ce livre est un témoignage littéraire de ce que l’historienne Nadine Fresco a appelé « le trou noir, béant, vertigineux, d’années indicibles », le « noir mystère d’avant leur naissance1 », le traumatisme de la deuxième génération dont héritent les enfants des survivants de la Shoah.
C’est l’illustration du « complexe vampirique » défini par la psychanalyste Pérel Wilgowicz : « l’enfant est englobé dans les traumatismes de la génération précédente, dans une configuration d’identification fusionnelle avec le trauma de ses parents, dans une « forme » fantasmatique où il n’est ni mort, ni vivant, hors du temps ». 2
Ce roman questionne sur la construction de l’identité d’une adolescente aux Etats-Unis dans les années 70, alors que sa famille originaire d’Europe a été victime du génocide.
Amy doit grandir dans le silence tabou voulu par sa mère et sa tante, dans une filiation rompue par l’extermination de ses grands-parents à Auschwitz, dans une ambiance familiale de nostalgie cultivée par les souvenirs de Normandie et de la langue française encore pratiquée à la maison.
Comment s’en sortir dans ce climat ambivalent d’obsession juive et d’absence totale de culture juive ?
Comment se forger une image de soi dans ce contexte pesant, lourd, indescriptible, inouï, inaudible, morbide ?
Comment renouer avec son passé quand on ressent si intensément ce sentiment d’exclusion entretenu à la fois par sa propre mère, qui renie pour sa fille toute judéité, et par le fait de faire malgré tout partie d’un peuple qu’on a voulu anéantir ?
Comment gérer cette mémoire si oppressante ? Comment ne pas oublier, alors que l’on n’a aucun droit à s’identifier aux victimes ?
Amy n’échappe pas à l’héritage insupportable : elle a beau lever les yeux au ciel, elle le trouve d’un mauve aussi sale que son âme entachée de mort. Elle cherche une légitimité à sa vie qu’elle ne trouve pas, alors elle souhaite ardemment ne pas être née, à l’instar de Pierre Goldman : « Si j’ai voulu être mort, si j’ai vécu dans la mort, c’est aussi que j’ai voulu, désiré, obscurément, dans l’opacité d’une passion viscérale, vivre un temps impossible où j’étais mort parce que je n’étais pas né, un temps où né, je n’existais cependant pas encore tout à fait. »3
Malgré les non-dits et les secrets, Amy a transposé dans sa propre existence les manifestations visibles du traumatisme collectif : images obsédantes qui surgissent dans les cauchemars ou les rêves éveillés, angoisses, conduites compulsives.
Elle vit dans un monde fantasmatique dans lequel elle rencontre les fantômes de ses grands-parents dans le « basement » de la maison, sublimant ainsi son deuil impossible, retrouvant ainsi un « fondement » à son identité. Elle revit par procuration les violences subies par sa famille. Elle renouvelle l’Holocauste en mettant le feu à la maison familiale, décimant ainsi toutes traces vivantes de son passé insurmontable. La frontière entre la réalité et l’imaginaire est plus que trouble…
Amy cherche à se dégager de ce qu’elle n’a jamais vécu mais qu’elle subit. Elle est jetée dans un état qu’Alain Finkelkraut a décrit sous le terme de « Juif imaginaire » 4, perdue, obsédée, sans identité propre autre qu’une judéité définie par le malheur, noyée dans le dilemme sans fin d’« honorer les morts sans s’approprier leur destin ».
C’est un livre exigeant, dur, sombre mais nécessaire. Il est porté par une écriture rageuse, un souffle où l’urgence le dispute à l’indicible. Le mal de vivre d’Amy est une illustration littéraire très réussie d’un phénomène sociologique et psychologique reconnu.