Vous êtes-vous un jour demandé quelles conclusions tireraient les archéologues du futur après exhumation et étude de canettes de Mecca-cola ?
Will Self, lui, est allé encore plus loin. Il a imaginé que la découverte d’un très ancien livre enterré dans un jardin anglais devienne la pierre angulaire d’une nouvelle religion dont l’auteur serait élevé au rang de prophète.
Bien entendu, il ne s’agit pas de n’importe quel livre ni de n’importe quel auteur, sinon ce ne serait pas drôle. Il s’agit en fait de longues récriminations pathétiques d’un homme tout ce qu’il y a de plus commun, issu d’une classe sociale défavorisée et chauffeur de taxi londonien de son état, dont l’esprit déjà confus de nature est gravement perturbé par une aventure sentimentale triviale qui tourne à la bérézina.
Dans ce livre, sorte de journal intime des pires frustrations, Dave s’épanche et expose sa doxa. Cet homme dépressif à l’orgueil blessé, trahi et trompé par sa femme, vitupère la gent féminine. Il s’interroge sur sa paternité non voulue puis remise en cause avant d’être reniée. Il évoque aussi longuement ses démêlées pour la garde alternée de son fils, relate la mort tragique d’un de ses amis, membre de l’association des « pères en lutte » tombé en manifestant de la grande roue du Millénaire…
C’est un fourre-tout de proscriptions et d’injonctions qui semblent dérivées de la vie professionnelle des chauffeurs de taxi londoniens, une compréhension tordue d’un mélange de fondamentalisme, mais qui procède surtout de la propre misogynie de Dave Rudman.
Autant de détails sur la vie de Dave et son épilogue dramatique qui permettent une cocasse extrapolation théologique d’hurluberlus et l’institution d’une nouvelle croyance rigoriste quelques siècles plus tard dans l’île de Ing, avec des adeptes qui parlent un étrange dialecte aux accents cockney appelé mokni, une doctrine prônant la séparation des hommes et des femmes (la Rupture et l’Alternance) l’histoire d’un « Garçon perdu », des homélies qui commencent toutes par « Ouvaton chef ? »…
Ou comment à partir d’une histoire de l’an 2000 tout ce qu’il y a de plus banale et seulement signifiante à l’échelle d’un simple individu sans mérites particuliers, des exégètes farfelus arrivent à inventer et propager une nouvelle religion avec sa genèse, sa révélation, son prophète, ses rites, son organisation dogmatique, ses hérésies, son Inquisition, ses sceptiques, ses courants réformistes et ses nouveaux prophètes…
Cette « théofantasmagorie » très particulière est métaphoriquement la projection de la vie du chauffeur de taxi londonien. Le Chauffeur est le prêtre, le pare-brise est le ciel, le client est l’adepte, l’antibrouillard est le soleil, la « Connaissance » de la topographie londonienne et sa récitation deviennent des prières liturgiques, le clergé s’incarne dans le « Public Carriage Office », la roue devient un symbole de l’inquisition, le « Niou London » représente la cité de Dieu, etc….
Au commencement il y eut la parole de Dave et cette parole seule. Tout ce que nous avons vient du Livre. Tout ce qui est, tout ce qui a été, et tout ce qui reviendra. Vous n’êtes pas les seuls clients à déguerpir, vous n’êtes pas les seuls à respirer le taxi enfumé de l’apostasie, vous n’êtes pas les seuls misérables messieurs je-sais-tout à chercher un raccourci pour le Nouveau Londres ! Cela fait à présent trois siècles que le Livre est le rocher même sur lequel l’Ing s’est bâtie. Oh oui, un Londres nouveau a été érigé, doté de larges avenues et de bâtiments imposants, d’ateliers et même de marchés – mais ce n’est pas la cité prophétisée par Dave ! Ce n’est pas le Nouveau Londres ! Car cette cité a aussi des saunas et des bonimenteurs, des arènes pour courses de taureaux et pour combats de coqs, des théâtres obscènes et des jardins de plaisir. Seul le PCO peut bâtir le Nouveau Londres, ici-bas sur la terre ou – si Dave le décrète – au-delà du pare-brise ?!
Nous voici donc projetés virtuellement dans un futur loufoque qui cependant ramène concrètement l’humanité à un état antérieur d’assujettissement aux lois et règlements d’une doctrine dont la puissance repose sur l’ignorance et l’oppression de ses ouailles. On se croirait revenu à l’âge des cavernes, avec des« motos » qui sont des animaux faisant penser aux mammouths, des « Hamsteriens » (êtres sans libre arbitre à l’image d’un rongeur dans sa roue) qui vivent en tribu dans des bicoques et portent des« couvretrucs », une société patriarcale de castes où les sexes sont séparés et les femmes divisées en trois catégories : les vieilles casseroles, les mamans et les opaires.
Bienvenus donc dans le monde déjanté de Will Self.
Mais attention ! Pour s’y plonger, le lecteur aura avantageusement recours au glossaire figurant à la fin du livre car une bonne compréhension du dialecte mokni (alliée à l’aisance du décryptage SMS) est indispensable.
Oué bon, commença Symun, z’avé vou tous capté k’jeu sui allé traîné dans la Zön. Mé ske vou n’savé pa C ke G été salué par Dave, voyévou, et k’jeu sui son klien. Ym’a donné son segon Liv’. Et y s’é assi ‘vec moi pendan k’jeu lise tou l’truc – kar jeu peu fèr des fonikes mint’nan – et y m’a fait tou prend’en notes pour k’jeu puisse le réciter, d’ac ?
Accrochez vos ceintures : turbulences en vue… Décollage immédiat pour le « monde joujouesque » du« Livre de Dave » !