Edgar Hilsenrath est né en 1926 à Leipzig dans une famille juive de commerçants. En 1938, il fuit l’Allemagne nazie et se réfugie en Roumanie. Deux ans plus tard, il n’échappe pas à l’entreprise de la solution finale et se trouve déporté dans un ghetto en Ukraine. Dès la fin de la guerre, peu après la libération du ghetto par les Russes, il brave le blocus anglais et rejoint la Palestine.
Traumatisé, dépressif, victime du syndrome du survivant, il cherche l’apaisement et tente de lutter contre l’oubli par le biais de l’écriture. Son premier roman, Nuit, témoignage burlesque de l’horreur, retrace le quotidien d’un ghetto juif dans un réalisme cru qui ne donne pas la part belle aux victimes : Hilsenrath décrit sans concessions toute la violence générée par les persécutions, l’enfermement, la faim et les humiliations. Polémique en Allemagne où le roman est publié dans les années 60, car il est jugé scandaleusement sulfureux d’envisager les juifs autrement qu’en victimes pures et nobles, sous peine d’accréditer les thèses antisémites.
Dans Le barbier et le nazi, Hilsenrath récidive en adoptant un point de vue provocateur : le nazisme et l’Holocauste sont pour la première fois évoqués sous l’angle du bourreau. L’histoire est racontée à la première personne : « Je me présente : Max Schulz, fils illégitime mais aryen pur souche ».
Max, dont la mère prostituée est maquée avec une brute épaisse et ignare, « violeur d’enfants », qui n’hésite pas à la battre devant son fils, commence par raconter son enfance. Il vit dans une petite ville allemande. Son beau-père, mauvais coiffeur, tient une misérable boutique qui périclite, tandis que leurs voisins d’en face, les Finkelstein, prospèrent avec leur salon de coiffure L’Homme du monde. Itzig, le fils des Finkelstein, est né deux minutes et vingt-deux secondes après Max. Mais Itzig a le nez droit, est blond aux yeux bleus, alors que Max a les cheveux noirs, des yeux de grenouille, les pieds plats et le nez crochu. Max est sous l’influence d’Itzig : il fréquente assidûment sa famille, apprend à parler le yiddish, assiste aux fêtes religieuses, fait partie de l’équipe de foot juive, apprend le grec et le latin au lycée, au grand dam de sa mère. Puis, il devient l’apprenti de Chaim Finkelstein, le roi de la « coupe sans escalier ».
Mais en parallèle, Max se laisse gagner par le mécontentement et l’antisémitisme général : « le sang et le sol, le complot de la juiverie internationale, l’infamant diktat de Versailles, la honte de la première guerre mondiale… »
Sur les traces de son beau-père, il adhère au parti nazi : « quand j’ai vu le Führer pour la première fois, ça m’a fait un choc, parce que je croyais voir Slavitzki, mais je me suis tout de suite dit : Non ! ça ne peut pas être Slavitzki. Slavitzki, il a une grosse bite et il est carnivore, tandis que ce type-là, il a une petite bite et il est végétarien. Et Slavitzki, il a des yeux d’ivrogne et un regard vide, tandis que ce type-là, il a les yeux d’un prophète. »
De fait, il ne supporte plus de subir, d’être humilié, de se faire battre; il veut battre à son tour : « Et puis, il me fallait plus qu’une seule victime. C’est vrai, ça, une seule victime, ça rime à quoi ? Moi, il m’en fallait une pour chaque blessure, chaque sourire narquois, que ce soit du bon dieu ou du voisin de palier, de qui vous voulez. »
Engagé dans la SS, adhérent enthousiaste à la solution finale, il devient ainsi un génocidaire de masse sur le front russe, puis dans un camp de concentration en Pologne. Revendiquant des milliers d’assassinats, il sera à l’origine du massacre des Finkelstein… A la fin de la guerre, il cherche à échapper à la dénazification et au procès qui l’attend, avec pour tout pécule un sac de dents en or. Vivotant grâce au marché noir, il n’hésite alors pas à se faire circoncire, endosse l’identité d’Itzig puis émigre en Palestine, où il deviendra un fervent sioniste, combattant pour l’Etat d’Israël…
Non seulement l’idée est originale, mais l’écriture est truculente et fantasque. Il s’agit là ni plus ni moins d’une satire baroque énoncée avec un détachement cru et une ironie mordante. Le personnage principal est grotesque et semble tout droit extrait d’une farce cruelle, une pantalonnade insolente. Pour autant, il est malgré tout et malgré nous attachant, ce bourreau bouffon aux convictions fluctuantes selon le vent, mais militantes et engagées. C’est certainement la raison pour laquelle ce roman a aussi fait polémique : comment ose-t-on humaniser un nazi ? Mais cet angle d’attaque loin de tout pathos et préjugés éclaire cette période historique d’un biais surprenant, audacieux, d’une salutaire subversion, qui n’a rien d’irrévérencieux ni d’offensant.
Edgar Hilsenrath a reçu en 2009 le prix Mémorable du groupement de libraires indépendants Initiales pour son roman Fuck America.