Je l’ai lu d’une traite. Pourtant, il m’est arrivé souvent de vouloir décrocher, écœurée. Trop cru. Trop effrayant. Grotesque. Et puis non, j’étais scotchée : jusqu’à la lie. Et quand j’ai refermé le livre, j’étais vaguement nauséeuse. Je ne me sentais pas fière : comme si j’avais regardé à travers le trou d’une serrure et que je m’étais enivrée d’un spectacle scabreux. Nick Cave sait s’y prendre pour bousculer, déranger. Plusieurs fois je me suis demandée où il voulait en venir, si c’était juste pour nous dégoûter de la gent masculine en particulier ou de l’humanité en général, ou de nous-même simplement. J’ai voulu continuer pour voir si une lumière salvatrice allait enfin traverser ce monde lubrique et sordide, cette absence de vie, d’espoir. Mais de page en page l’auteur n’a eu de cesse de m’abreuver impitoyablement : sexe, mort, addiction, sexe, mort…
Voilà. Ce livre je ne l’aime pas. Mais je le trouve très réussi. Parce que j’ai été malmenée, emmenée là où je ne voulais pas mettre les pieds. Et que c’est un tour de force de m’y avoir traînée.
Une fois ce constat posé, comment je fais pour faire un compte-rendu de cette lecture éprouvante ?
Ah ! je m’en doutais un peu ceci dit, lorsque j’ai vu ce livre sur l’étagère de mon libraire. Je savais qu’il ne fallait pas se fier à la couverture enfantine, le joli lapin en peluche, tout mimi… Regardez bien le rouge vif : méfiez-vous des lapins.
Et puis je garde un souvenir cuisant du premier roman de Nick Cave Et l’âne vit l’ange… Un sentiment troublant d’horreur et de fascination. Un univers à la fois apocalyptique et bizarrement poétique, sombre et décadent.
Et voilà que je replonge… Mais là, rien de poétique, je vous assure !
Bunny Munro est un personnage grotesque, caricatural, complètement surréaliste. L’anti-héros par excellence : celui pour qui on ne peut pas éprouver la moindre compassion, le plus petit soupçon de pitié. Il est proprement répugnant, absolument détestable et c’est affreux d’être obligée de haïr un personnage à ce point, sans appel.
C’est un homme libidineux, décérébré, toxicomane, alcoolique, irresponsable, complètement déconnecté de la réalité. Pour lui, la femme n’est qu’un réceptacle de sa propre jouissance : il fantasme crûment à longueur de journée et passe à l’acte dès que possible, qu’il y ait consentement ou non, à peine refroidi par l’extrême jeunesse ou le peu d’avenant de ses proies. Et on est obligé de le suivre dans le stupre et la luxure, entraînés malgré nous par ses longs monologues intérieurs à la limite de la folie. Sans motivation autre que le soulagement de son membre sans cesse excité, sans aucun scrupule, il appelle sa femme sévèrement dépressive au téléphone alors qu’il est à l’hôtel avec une prostituée. Prends bien tes médicaments, chérie, lui dit-il… je rentre demain…
Mais le lendemain, il la retrouve pendue, psychologiquement épuisée par tant d’humiliations. Après quelques beuveries et pulsions sexuelles bestialement satisfaites en guise de consolation, ce minable VRP en cosmétique décide de partir sur les routes avec son fils de neuf ans, suivant une liste de clientes à visiter et à « trombiner ».
Que dire de Bunny junior ?
Béat d’admiration pour son père, ce qui n’augure rien de bon sur son degré de lucidité, il apparaît aussi complètement hébété, comme abruti par un environnement familial somme toute radicalement dégénéré. Il apprend par cœur une encyclopédie offerte par sa mère et se raccroche à elle comme à une bouée de sauvetage. Incapable d’initiatives (la seule décision qu’il prend au cours du périple dégradant de son père montre la peur immense qui le taraude et sa grande immaturité), il attend patiemment dans la voiture que son père ait tiré son coup. Il n’y a finalement rien d’aimable en lui si ce n’est qu’il est très jeune et orphelin de mère, soumis à la fatalité décadente de sa lignée paternelle pervertie et de l’impuissance maternelle. Pourtant, on ne peut s’empêcher de souhaiter ardemment la mort de son père, que l’on sait d’après le titre inéluctable, afin qu’il puisse se sortir de ce carcan de débauche et de dépravation. Pauvre enfant innocent !
Et on l’attend, la mort de Bunny Munro, on se délecte de sa descente aux enfers. On n’a même aucune pitié lorsqu’il esquisse de vagues et comateux remords. Qu’il crève le salaud. Sans rédemption. C’est à ce seul prix que Bunny junior pourra se construire sainement. Et que le lecteur se sentira moins oppressé…
Ah, quelle horreur ! Nick Cave nous pousse dans nos retranchements, dans les sentiments les plus noirs qu’on puisse éprouver. Et on lui en veut de laisser ce flot noir briser les digues de la bienséance et de la moralité. De faire de nous des adeptes de la peine de mort dans un cynisme difficilement assumé.
Âme sensible s’abstenir…