Sofi Oksanen est une très jeune auteure d’origine finno-estonienne. Avec son troisième roman, Purge , elle a remporté de nombreux prix littéraires en Europe du nord et s’est taillée une solide réputation dans le milieu littéraire qui l’a devancée jusqu’à sa publication en France.
Suivant le sillon tracé par ses aînées Marguerite Duras et Nancy Huston, Sofi Oksanen dénonce les violences et les maltraitances faites aux femmes. Elle puise dans son propre héritage culturel le contexte de son récit, ce qui nous permet de découvrir, à nous européens de l’ouest, le sort réservé aux Pays baltes, en l’occurrence particulièrement l’Estonie, depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la restauration de leur souveraineté au début des années 90.
Purge retrace donc la rencontre entre deux femmes et deux générations dans un pays au passé politique mouvementé.
Aliide Truu, est une veuve âgée, plutôt bourrue, vivant seule dans sa ferme démantelée en Estonie occidentale. Elle découvre un jour dans sa cour une jeune femme en loques, apeurée, qui avoue fuir son « mari ». Après quelques hésitations dues à sa méfiance envers les étrangers et les voleurs, Aliide décide de recueillir Zara chez elle même si elle doute fortement de son histoire de fugue conjugale. A sa grande surprise, cette fille apparemment russe parle un estonien hésitant mais châtié et conserve précieusement sur elle une photographie qui rappelle à Aliide de douloureux souvenirs.
Pendant quelques jours les deux femmes vont vivre ensemble, s’observant à la dérobée dans une méfiance réciproque, n’osant pas s’affronter ouvertement. Aliide couve une expectative curieuse envers sa protégée ; Zara tente de maîtriser une terreur glacée et des appréhensions alarmantes. Au fil des jours monotones et ternes, entre oreilles de cochon et confitures de framboises, dans un huis clos étouffant de terribles secrets et de honte ravalée, les deux femmes vont peu à peu lever le voile sur leur passé respectif, à la fois différent et convergent.
L’une a été victime, quand l’autre a été bourreau. Zara a connu la nouvelle mafia russe et la traite des femmes ; Aliide, quant à elle, a vécu sous l’occupation allemande puis sous l’occupation soviétique. La grand-mère de l’une a été dénoncée et déportée en Sibérie, la famille de l’autre a dû se terrer et faire profil bas pendant des années tout en subissant les interrogatoires du NKVD. La plus jeune, morte de peur, a choisi l’affranchissement et l’insoumission ; l’aînée, pusillanime, a opté pour la sujétion et la trahison.
Le vacarme assourdissant de la violence historique va se mêler aux existences personnelles tragiques. Des liens cruels mais indéfectibles vont se tisser entre les deux femmes.
Purge a été pensé au départ pour le théâtre (et joué sur scène), et cela se sent : atmosphère confinée dans laquelle les personnages se débattent avec leur conscience et leurs souvenirs, dialogues tirés au cordeau, cagibi secret au coeur de la vérité, comme un noyau autour duquel toute les scènes se développent.
Le style de Sofi Oksanen est direct et sonore ; son récit se déroule méthodiquement jusqu’à un épilogue implacable vers lequel elle nous entraîne sur un rythme régulier mais opiniâtre. Elle a su magistralement rendre les sentiments d’oppression, de crainte, de lâcheté, de honte… Ses personnages de femmes sont intenses, vibrants, extraordinairement convaincants. Quant au contexte hardiment exposé, il est facile de comprendre que ses évocations historiques aient galvanisé les uns et gênés les autres aux entournures.
Une jeune auteure audacieuse et talentueuse : résolument à lire et à suivre…
Réserve + : Nous avons reçu une autre chronique de Josiane Lejeune qui exprime un avis tout à fait complémentaire et convergent. En voici un extrait :
Sofi Oksanen réussit magnifiquement à mettre l’accent sur le rôle des femmes dans les conflits politiques, soulignant leur force de caractère et leur pouvoir de résistance. Leurs choix sont parfois déroutants, mais elles poursuivent un unique objectif. On ne lâche pas ce poignant roman, dont la construction non linéaire accentue le suspens : le lecteur découvre les personnages en même temps que les deux héroïnes, notamment à travers quelques scènes d’une violence sobre mais terrible. D’un réalisme très concret (vous saurez tout de la recette du sirop de betterave, vous entendrez claquer la tapette à mouches), l’écriture « habitée » de l’auteur, parfois caresse parfois coup de poing, est particulièrement percutante ; certains passages se présentent comme des tableaux éclatés d’une étonnante beauté noire, et donnent au roman une profondeur et une sensibilité-sensualité remarquables.[Josiane Lejeune]