« Sur la route, qui m’occupe l’esprit en permanence, est le roman de deux gars qui partent en Californie en auto-stop, à la recherche de quelque chose qu’ils ne trouvent pas vraiment, au bout du compte, qui se perdent sur la route, et reviennent à leur point de départ pleins d’espoir dans quelque chose d’autre ».
A l’annonce de la nouvelle publication du grand classique et légendaire roman de Kerouac, je me suis ruée en librairie pour l’acquérir. Cela faisait longtemps que je voulais lire ce « road movie » littéraire, fondement de la « beat génération », ce titre fétiche de la contre-culture américaine des années 50 auquel se référait volontiers Jim Morrison ou Patti Smith et dont l’héritage ne cesse de se renouveler à travers les décennies et les continents, tous secteurs artistiques confondus.
La « beat génération » (terme qui se réfère au rythme de jazz mais aussi à la « béatitude » ou au sens premier du mot à savoir « pauvre, écrasé, vaincu »), la « beat génération donc a semé les graines à partir desquelles fleuriront les hippies des années 60, le flower power et autres contestataires politiques ou promoteurs de libération sexuelle 1».
L’intérêt de cette nouvelle édition réside dans sa fidélité au tapuscrit original : pas de retour à la ligne ni de découpage en paragraphe ou chapitre, pas de « correction » de ponctuation, pas d’affadissement ou d’édulcorant du texte qui tenteraient (comme c’était le cas lors de la première édition en 1957) d’assagir et moraliser le récit.2 Les personnages de cette confidence autobiographique ont également retrouvé leur vrai patronyme. Ainsi, le fameux Moriarty s’appelle ici Neal Cassady, les poètes William Burroughs et Allen Ginsberg apparaissent aussi sans le filtre de leur pseudonyme. Le roman gagne alors en authenticité et en dynamisme.
Dès 1940 Kerouac écrit une nouvelle de quatre pages intitulée « Where the road begins ». Puis il mûrit longuement la trame de son récit, alimentée par ses sentiments de déracinement, déshérence, perte de tranquillité. Il s’inscrit dans la tradition du mythe américain de la route et des grands espaces, initié par les pionniers et dont on trouve déjà les prémices chez Walt Whitman dans son poème « Song of the open road », puis que l’on retrouve régulièrement dans la création artistique américaine. Il rédige au fil du temps plusieurs carnets de notes ou nouvelles (certains passages de ce texte sont même écrits en français 3) qui serviront d’embryon à son œuvre phare. En 1951, Kerouac a 29 ans et il se sent enfin prêt à affronter la page blanche pour se lancer dans l’aventure de « On the road ». Il récupère alors des feuilles de papier à dessin qu’il colle les unes aux autres pour former un rouleau de 40 mètres de long (dont le dernier sera mangé par un chien !). Il le découpe au format de sa machine à écrire, insère la première feuille dans le chariot et dans un long jet, comme un long cri du cœur, frappe et expulse ses souvenirs de voyage avec ses copains à travers les Etas-Unis, d’est en ouest, aller et retour, puis excursion au Mexique, virées qui se sont étalées sur quelques mois de 1947 à 1950.
Comble de l’ironie, la première phrase du roman, comme pour un tour de chauffe, a des ratés : «I first met met Neal not long after my father died». Scrupuleusement traduit dans cette nouvelle édition…
Mais Jack est enfin lancé, et en trois semaines, carburant au café, trempant ses chemises de sueur, avec en résonance dans sa tête des rythmes de be-bop syncopés, il va couvrir le rouleau de sa prose spontanée à l’oralité détonante, comme une brûlante confession d’un pote qui vous raconte le temps d’une soirée sa vie de « hipster à tête d’ange4» , ses grands espoirs et ses doutes, ses amitiés viriles et ses amours à chaque fois éternelles mais toujours déçues, sa quête initiatique d’une place à occuper dans ce monde ou les horreurs charriées par la guerre ont fait place à la course au nucléaire, à l’essor économique de cette Amérique rêvée et déchue qui s’avère ultra-conservatrice, consumériste et puritaine. La désillusion gagne, à moins de prendre la route et de sonder les entrailles profondes du pays, de vibrer au diapason de ses grandes étendues presque vierges, de ressentir ses trépidations urbaines du haut des grands monts de l’ouest…
« Je me suis réveillé à l’heure où le soleil rougissait, et ça a été la seule fois précise de ma vie, le seul moment tellement bizarre, où je n’ai plus su qui j’étais… Loin de chez moi, hanté, fatigué du voyage, dans une chambre d’hôtel à bon marché que je n’avais jamais vue, j’entendais les trains cracher leur fumée, dehors, et les boiseries de l’hôtel craquer, les pas, à l’étage au-dessus, tout ces bruits mélancoliques, je regardais les hauts plafonds fissurés, et pendant quelques secondes de flottement je n’ai plus su qui j’étais. Je n’avais pas peur, j’étais simplement quelqu’un d’autre, étranger à moi-même ; toute ma vie était hantée, une vie de fantôme… J’avais traversé la moitié de l’Amérique, je me trouvais sur le fil, entre l’est de ma jeunesse et l’ouest de mon avenir… »
Sans aucun attachement aux choses matérielles, Kerouac, nouvel « homme aux semelles de vent », traverse les Etats-Unis avec une poignée de dollars en poche, qu’il réserve pour l’essence ou les fiestas du soir. Fasciné par les paysages mais aussi par les mégapoles comme L.A. et ses illuminations nocturnes au milieu du désert, il erre de ville en ville à la rencontre de nouvelles amitiés, de nouvelles amours, à la recherche d’un idéal qu’il poursuit sans l’atteindre ni savoir ce qu’il est au juste.
Epris de liberté et avide de grands espaces il est incapable de rester en place, encore plus depuis la mort de son père. Il aime les voitures et la vitesse, pratique l’auto-stop ou le covoiturage quand il n’est pas obligé de voler un véhicule pour assouvir sa soif de bitume. Il prône le « dérèglement de tous les sens » et ne lésine pas sur la benzédrine ou l’alcool. Il aime les grandes virées nocturnes et ne craint pas la débauche ainsi qu’il l’écrivait déjà, début avril 1943 : « …tu vois, Ian, la débauche est la libération des contraintes qu’un homme s’impose. En un sens, chaque moment de débauche est une insurrection privée de brève durée contre les conditions statiques de la société « .
Son compagnon de route, qu’il admire et qui le fascine, s’appelle Neal Cassady. Ex-taulard, c’est un idéaliste, poète fulgurant et candide désœuvré, un pur esprit de liberté dont le père est un authentique clochard perdu quelque part sur le continent. Joyeux drille insouciant qui résume l’esprit hipster dans cette tirade :
« …Jack, tu te rends compte, on va prendre notre pied à Denver ensemble, aller voir ce qu’ils font tous, quoique en fait on s’en tape un peu, vu que nous, on sait ce que C’est la pulse, et on a conscience du TEMPS, on a conscience que tout est bien …. Non, mais, regarde-les moi, les autres, devant… Ils s’inquiètent, ils comptent les kilomètres, ils se demandent où ils vont coucher ce soir, et combien il faut pour l’essence, quel temps il va faire, comment ils vont y arriver… alors que de toute façon, ils vont y arriver tu vois. Mais il faut qu’ils s’en fassent, ils seront pas tranquilles tant qu’ils n’auront pas trouvé un tracas bien établi et répertorié; et quand ils l’auront trouvé, ils prendront une mine de circonstances, un air malheureux, un vrai-faux air inquiet, et même digne, et pendant ce temps-là la vie passe, ils le savent bien, et ça AUSSI ça les tracasse indéfiniment… »
Ses amis, poètes, drogués, homosexuels, jalonnent le parcours de leur expérimentation existentielle et déjantée. Les femmes, dont l’image ne sort pas grandie du récit, illuminent les temps de pause de voyageurs au long cours, mais se suivent et se ressemblent, empêcheuses de tourner en rond, engluées dans les contraintes matérielles, dans leur maternité, dans leur désir d’engagement et de fixation.
Pas facile de nos jours d’appréhender ce récit issu d’une autre époque, d’un autre pays, d’une autre génération aux attentes et expériences si éloignées des nôtres. Pourtant, près de soixante ans plus tard, le lecteur ressent l’urgence, la soif d’absolu, la quête de ces jeunes fous à qui certains bien-pensants auraient rêvé de botter les fesses. Certes ils peuvent paraître grandiloquents, pêcher par un excès de candeur jusqu’à en devenir ridicule. Aux yeux de beaucoup, ils ne sont que jeunes gens, parfois délinquants, souvent immatures et irresponsables. Mais leur sincérité est touchante et leurs aspirations universelles et intemporelles. Témoignage d’une époque, d’une jeunesse, d’un pays et précurseur influent, ce roman reste toutefois un grand classique de la littérature mondiale. Francis Ford Coppola a acheté les droits pour une adaptation au cinéma qui se fait attendre et dont on attend le nom du futur réalisateur avec impatience.
1/ voir l’article intitulé « la beat génération et son influence sur la société américaine» par … Elisabeth Guigou !
2/ à propos des modifications du texte
3 / « Kerouac voulait écrire en français », le devoir.com, septembre 2007
4 / la formule est d’Allen Ginsberg, à propos des Beatmen, ce qui ne laisse pas sans rappeler les « clochards célestes ».