Dans ma quête jusque-là déçue d’un écrivain retraçant brillamment la République de Weimar et l’Allemagne nazie, j’attendais beaucoup de Philip Kerr. Le Poisson mouillé de Kutscher et L’Homme intérieur de Rabb ne m’avaient pas convaincue et autour de moi, on me conseillait vivement de me plonger dans l’univers de cet auteur écossais.
Je voulais commencer par la Trilogie berlinoise puis continuer avec La Mort entre autres, c’est-à-dire dans l’ordre de parution des « épisodes ». Mais Une douce flamme vient juste de paraître et je ne résiste pas à l’attrait de la nouveauté. Je prends donc l’histoire à contre-courant, ce qui n’a pas gêné la compréhension du récit, car ce livre est assez habilement conçu pour se suffire à lui-même. Je fais ainsi connaissance avec Bernhard Gunther en 1950, alors qu’il arrive en Argentine en compagnie d’autres SS comme Adolf Eichmann, logisticien de la solution finale, tous fuyant leur pays en cours de dénazification.
Bernie, homme cultivé (Goethe se trouve sur sa table de chevet, c’est vous dire…), pratique l’humour et l’autodérision avec un charme certain. Âgé d’une cinquantaine d’années, il trimballe cependant une conscience aussi lourde qu’une enclume.
Officier dans la police criminelle à Berlin aux début des années trente, cet homme plutôt modéré était sympathisant du SPD (parti social-démocrate allemand) et opposé à l’idéologie nazie. Impuissant mais résigné, il a été le témoin inquiet de l’agonie de la République de Weimar et de la montée en puissance des idées du NSDAP dans la société allemande. Au sein même de la police, il s’est opposé dans la limite de sa sécurité à ses collègues et à sa direction endoctrinés. Finalement, à l’accession d’Hitler au pouvoir et à la restructuration des forces de maintien de l’ordre, il s’est trouvé enrôlé de facto dans la SS.
Sa réputation de fin limier l’a devancé et, dès son arrivée à Buenos Aires, il est contacté par un policier argentin ayant étudié le droit à Berlin. Celui-ci lui propose de mener une enquête sur le crime récent d’une jeune fille dont le cadavre mutilé rappelle une affaire non élucidée, menée par Gunther à Berlin au début des années trente. La similitude du mode opératoire de ce meurtre laisse à penser qu’il a été commis par la même personne, probablement un psychopathe allemand ayant également trouvé refuge à Buenos Aires. Contre la promesse d’un passeport argentin, Gunther accepte de mener l’enquête sur cet assassinat, ainsi que sur la disparition d’une autre jeune fille dont l’épilogue pourrait s’avérer aussi tragique.
A partir de ce moment, le récit va alterner entre des chapitres ayant pour décor et contexte historique l’Argentine de 1950 et d’autres qui se situent à Berlin, en 1932.
Autant d’occasions de croiser des personnages historiques comme Otto Skorzeny, le libérateur de Mussolini et fondateur d’ « Odessa », l’organisation des anciens membres de la SS, amant supposé d’Eva Péron ; Josef Mengele, « l’ange de la mort » d’Auschwitz, qui a commencé sa carrière médicale par des avortements clandestins ; Joseph Goebbels, Gauleiter de Berlin, ministre de la propagande et ami intime d’Hitler ; et bien entendu le couple curieux formé par Eva et Juan Péron.
La collusion entre le régime autoritaire péroniste et les scories du Troisième Reich va peu à peu être mise en évidence : l’exfiltration organisée de criminels de guerre et leur installation prospère sur ces terres d’Amérique du sud ; l’utilisation de la fortune colossale détenue par des banquiers nazis qu’Evita distribue largement pour acheter le soutien du peuple ; l’aide scientifique et technique apportée au programme nucléaire argentin ; la politique d’immigration antisémite instituée par une circulaire de 1938 classée « secret d’Etat », mise à jour en 1998 et abrogée en 2005.
Philip Kerr parvient brillamment à décrire le Berlin décadent et son contexte politique tourmenté qu’il éclaire de façon discrète mais efficace par des explications s’insérant adroitement dans le récit. Se basant sur le livre La auténtica Odessa d’Uki Goni, journaliste argentin et membre de la commission d’enquête sur les activités nazies en Argentine (CEANA), il mêle fiction et réalité historique avec beaucoup de maestria. Pour enfoncer le clou sur le passé trouble de l’Argentine, le romancier n’hésite pas à prolonger la « directive Onze 11 » historique par une « directive Douze » fictive à nous glacer les sangs.
Ce récit palpitant est une excellente introduction à cette page de l’histoire contemporaine qui nous réserve encore certainement des surprises (voir la polémique autour des archives concernant Adolf Eichmann et sa fuite en Argentine détenues par les services secrets allemands sur le site du Spiegel ou de Slate.fr).
voir aussi deux autres articles intéressants sur le sujet :
Sur la piste des derniers nazis, par Michel Faure, publié le 09/04/1998- mis à jour le 12/12/2003
La Suisse, point de départ des nazis argentins, publié le 28 avril 2003