Précautions préalables
Ami lecteur qui feuillettes Zone, de Mathias Enard, attention aux impressions trompeuses. A l’oeil, rien de plus facile que de se dire : « Pas pour moi…trop compliqué…ponctuation bizarre…expérimental sans doute…pénible à lire sûrement … » Je le sais, j ’ai pensé cela en le soupesant. Pourtant dès les premières pages, toute prévention disparaît. On s’installe avec le narrateur, et tout devient très simple. On est emporté dans un flux, par un style intimement lié à un récit qu’on ne lâche plus. Et surtout on se retrouve surpris, et un peu groggy, en face d’un grand livre sur la guerre, les tragédies du siècle (et au-delà) et la dérive d’un homme.
Soldat perdu
Zone nous raconte l’histoire de Francis Servain Mirkovic, jeune Parisien perdu dans la tourmente yougoslave au côté des Croates. Conduit là par un goût certain du militaire, des premiers engagements fascisants et la pression de sa mère croate. Soldat pas perdu pour tout le monde, puisque, en quittant cette guerre au bout de deux ans, il est récupéré par les Services français. Il sert durant plusieurs années avec comme attribution plusieurs secteurs de ce qu’il appelle « la Zone » (Algérie, Proche-Orient…). Il va y accumuler de façon compulsive des listes de noms, victimes et/ou bourreaux, de lieux, d’histoires, dont il ne livre qu’une partie à sa hiérarchie. Le tout est rassemblé dans une mallette noire, dont il décide de se débarrasser pour démarrer une nouvelle vie. Il part à Rome pour régler ce dernier contrat et disparaître.
Le contrat
Après l’intrigue, parlons du roman lui-même, c’est-à-dire du contrat passé par l’auteur avec le lecteur. Francis, le narrateur, va nous parler pendant une nuit entière, à l’occasion d’un voyage en train entre Milan et Rome. Il va nous raconter ces années, sa mallette noire, son contenu, les crimes, les massacres, les horreurs qu’il a connus en Croatie, puis comme agent. Mais qui sont inséparables, dans sa tête comme dans l’Histoire, de tout ce qui a précédé : la déportation, les camps, la guerre d’Espagne, la guerre d’Algérie de son père, tortionnaire malgré lui, les Balkans d’avant-guerre, les Arméniens…et les racines de tout ou presque dans la guerre de Troie, l’omniprésente, la fondatrice de notre Europe. Bien qu’on songe parfois à John Le Carré ou Eric Ambler, on en est très loin, et l’on n’est pas surpris, après divers dérapages vers la folie du narrateur, de l’entendre évoquer Ezra Pound ou Malcolm Lowry. D’autres obsessions traversent ce livre : le Liban, l’Algérie actuelle, La Palestine, Tanger, avec à chaque fois leur lot de malheurs et la présence tutélaire d’écrivains généralement peu primesautiers. Mais le roman tient, le contrat est respecté, le récit se construit en spirales successives au long de ces cinq cents pages, et nous sommes toujours là à l’écouter.
Le contenu
A l’évidence, dans sa façon d’éclairer les choses, d’essayer de les appréhender sinon de les comprendre, le petit facho a mûri et changé. Ses références, voire ses fascinations, se trouvent plutôt désormais à l’extrême gauche. En tout cas c’est dans cette mythologie-là qu’il se réfugie plus volontiers aujourd’hui, même s’il n’a rien oublié de ses engagements de jeunesse. Mais, fondamentalement, il se définit comme n’ayant « plus d’idées ». D’un côté c’est un peu embêtant quand on prétend brasser l’histoire du monde dans sa complexité. D’un autre côté, peut-on vraiment en avoir, des idées, quand on est au bout du rouleau et plutôt à ressasser ses souvenirs mêlés aux évocations des grands anciens. Orwell à Barcelone, Burroughs, Bowles, Choukri à Tanger, Genet aussi, mais également à Chatila, Malcolm Lowry à Taormine ou Ezra Pound dans sa prison italienne. Sans oublier, lancinantes, les têtes coupées du Caravage… Et tous les autres, ceux qui n’écrivent pas mais tuent, pour survivre ou pour tuer, ceux qui meurent souffrent ou délirent des années après. Car si l’issue de la guerre c’est la victoire et l’héroïsme pour les uns, la défaite et la honte pour les autres, la vérité des deux camps c’est la torture, les viols, les meurtres, les massacres. Ceux qui en réchappent ont réchappé aussi à cela, ou, s’ils ne l’ont pas subi eux-mêmes, ils l’ont forcément côtoyé, puisque c’était là, à côté, à chaque fois, tout le temps, depuis la guerre de Troie.
Enfin, le style
On pourrait se sentir assez prêt des Bienveillantes par l’ampleur même du propos, par cette volonté d’englober la totalité du réel (ou du moins d’un réel historiquement déterminé) dans un seul récit. Mais le narrateur des Bienveillantes était entièrement pris par le dénombrement à la fois lucide et paranoïaque et la description obsessionnelle des horreurs rencontrées à l’occasion de ses propres faits et gestes. (Il ne s’agit bien sûr là que d’un des aspects de ce roman, pris pour éclairer mon propos.) Le narrateur de Zone a intégré ses propres crimes (et plus globalement ceux des siens, à tous les sens du terme) à ceux commis dans la Zone depuis des lustres. Il en devient inséparable, c’est pourquoi leur restitution prend la forme de ce long déroulement de tout ce qui était emmêlé dans sa tête. D’où la forme de ce récit : une seule et immense phrase, qui trouve sa justification et sa nécessité dans le fait que le narrateur nous raconte tout, en même temps, revient dessus, repart à nouveau : raconte, comme il peut, comme il pense, comme ça vient. Soit on s’en va, marre d’écouter ce pauvre fou, soit on reste et on écoute Francis. Et quand on raconte, même très longuement, on ne respecte pas vraiment les points en fin de phrase. Enard agit de même, pour nous faire entendre ce que Francis a à nous raconter.Lors du passage d’une idée à une autre, l’usage normal du point couperait le flux ininterrompu de la pensée. Et le miracle de son écriture fait qu’à chaque moment le lecteur prend le rythme, anticipe, sépare ou relie deux phrases intuitivement, sans y penser. S’arrête, repart… comme un train en route vers Rome. Mieux, le lecteur comprend instinctivement comment on passe d’un sujet à l’autre, sans prévenir, mais où est le problème, on fait tous cela, la preuve… Une des raisons de cette réussite, c’est que les ressorts du livre ne sont ni « poétiques », ni descriptifs, ni psychologiques. Presque rien n’est décrit en soi, tout est raconté par le narrateur ; même les paysages sont liés intimement à des histoires, des personnages, des événements… Le miracle (et le travail) de l’écriture, ce n’est pas qu’ Enard l’ait fait. D’autres ont fait des choses bizarres dans les livres, intéressantes ou non, passionnantes ou pénibles. Non, le miracle c’est que ça marche, tout seul, pour le public classique du roman.
Pour conclure
Pour être honnête jusqu’au bout, il faut dire que c’est quand même une histoire d’hommes (comme dirait Lino Ventura dans les Tontons flingueurs). Pour rester dans le cinéma, disons l’importance des amitiés viriles au combat, aussi bien que dans la 317e Section du regretté Pierre Schoendorfer ! Même si Francis ressasse trois histoires d’amour, trois femmes qui ont vainement essayé de se lier à lui, il dit lui-même que « dans notre guerre il y avait peu de femmes, quelques-unes froides et sauvages et d’autres tendres et amicales, qui venaient comme infirmières, comme cuisinières, les femmes étaient surtout des veuves des mères des sœurs, des victimes, les autres n’étaient qu’ exception à la règle, les femmes étaient principalement des images dans les portefeuilles… » (p. 319). La seule grande histoire d’amour, tragiquement sublime, est un récit parallèle, un court roman que le narrateur lit dans le train quand il fait une pause dans sa conversation avec nous (ou avec lui-même). C’est l’histoire d’Intissar et Marwan, combattants palestiniens dans Beyrouth assiégé en 1982. Pour conclure, je dirais que ce livre évite plusieurs pièges, évidemment l’auto justification des vainqueurs, mais aussi la concurrence des victimes (par descendants interposés). Même si rien ne s’équivaut jamais, le récit de Francis montre au contraire le continuum tragique, sans interruption ni fin, entre toutes les victimes des barbaries rivales dans les guerres humaines, ne serait-ce que du point de vue de ceux qui survivent. S’ils peuvent arriver à survivre, sans rien oublier, mais autrement que dans la glorification de la haine. C’est peut-être le message que nous lègue un petit agent à l’avenir incertain, lessivé par un monde trop dur auquel il a lui-même apporté quelques pierres peu reluisantes. Et que nous avons rencontré dans un train pour Rome. PS : Je vais me précipiter sur les trois précédents romans de cet auteur : Bréviaire des artificiers chez Verticales l’an dernier, Remonter l’Orénoque chez Actes-Sud en 2005, et La Perfection du tir (Actes-Sud, 2003), qui ressort dans la collection de poche Babel.